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Allemand et alsacien :
des rameaux des langues germaniques

1. Les origines : de l’indo-européen aux diverses langues germaniques

2. Du vieil haut allemand aux divers dialectes

3. Les évolutions de la langue

4. La carte linguistique de l’Alsace

5. Philologie et généalogie

6. Bibliographie

Les origines : de l’indo-européen aux diverses langues germaniques

De l’indo-européen au germanique commun

L’allemand, langue germanique, fait partie du groupe des langues qu’on appelle indo-européennes. La famille des langues indo-européennes comprend notamment l’indo-iranien ou sanskrit, le hindi, le perse, le tocharien autrefois parlé dans le Turkestan, des langues d’Asie mineure comme le hittite, le lykien et le lydien, l’arménien, le phrygien et le thrace qui ont disparu depuis la fin de l’antiquité, l’albanais, les langues baltes, slaves, le grec, l’italique ancêtre du latin et donc toutes les langues romanes qui en proviennent, les langues celtiques comme le breton ou le gaélique. Toutes ces langues sont issues de l’indo-européen : cette langue n’est cependant pas attestée, car il n’existe aucun texte écrit en indo-européen, et pour une raison simple : cette langue remonte à une époque où l’écriture n’avait pas encore été inventée. Il s’agit donc d’une langue reconstruite théoriquement par les linguistes à partir de la comparaison de langues réellement existantes. Ils ont en effet constaté des ressemblances frappantes, nombreuses et ne pouvant être dues au hasard, entre différentes langues, aussi bien dans le domaine des sons que de celui du vocabulaire et de la grammaire. Par exemple, la  » mère  » se dit mater en latin, mothar en gothique, mathiren vieil irlandais, matar en sanskrit ; la maison, c’est domus en latin et dom en russe ; l’eau se dit aqua en latin, racine qu’on retrouve dans le gothique ahva ou le vieil allemand aha, cours d’eau, qui a donné le terme alémanique de Ache ; au latin victima, animal à sacrifier, correspond le vieil allemand wih, saint (d’où weihen, weihwasser). La comparaison des diverses langues a permis aux linguistes de reconstituer des racines indo-européennes : ainsi la racine *kn porte l’idée de rondeur que l’on retrouve dans les mots allemands Knochen, Knie, Knopf et les français quenelle, quenotte ou quenouille.

En étudiant l’ensemble des anciens termes de parenté communs, les linguistes ont aussi pu apporter des éléments d’information permettant de mieux connaître les peuples qui parlaient ces langues. Il ressort de leurs travaux l’image d’une société fortement hiérarchisée, avec un père tout-puissant qui est moins le géniteur que le chef suprême de la grande famille, le pater familias auquel tous doivent obéissance. Les recherches archéologiques ont permis d’en savoir un peu plus sur les peuples qui parlaient cette langue indo-européenne ; depuis le 7ème millénaire avant notre ère, la vieille Europe était le siège de la civilisation dite néolithique (pierre polie), civilisation agricole vénérant une déesse mère qui s’identifiait avec le printemps, la nouvelle lune et l’eau. A partir du 5ème millénaire apparaissent très loin à l’est de l’Europe, dans les steppes au nord de la mer noire et de la Caspienne, des sépultures dites kourganes (mot russe signifiant tumulus rond) appartenant à des peuples guerriers désignés pour cette raison comme peuple des kourganes. Ces sépultures s’étendent de plus en plus vers l’ouest : dès le début du 4ème millénaire dans le bassin danubien, et à partir du 3ème millénaire dans l’Europe moyenne. En même temps qu’apparaissent ces nouvelles sépultures, les anciennes figures de divinités féminines se trouvent mêlées ou font place à des représentations de cavaliers guerriers, porteurs d’armes brillantes et de symbolisations du soleil, du tonnerre et de la foudre. L’ancienne société agricole de l’Europe centrale, égalitaire, matriarcale, aux moeurs paisibles, aurait graduellement reculé devant cette nouvelle organisation, fortement hiérarchisée, patriarcale et guerrière, venue des steppes orientales. C’est donc après le 3ème millénaire avant JC que ces populations venues des steppes ont fini par imposer à la vieille Europe leurs langues indo-européennes : hellénique (le grec), italiques, celtiques, germaniques, slaves. Ces peuples s’implanteront durablement sur place, après avoir été en contact avec les populations déjà en place qui parlaient des langues non indo-européennes (Aquitains, Ibères basque, Etrusques…).

Du germanique commun aux diverses langues germaniques

Les Germains seront les derniers de ces peuples à se déplacer ; ils vont s’installer dans les régions voisines de la mer Baltique entre la Vistule et l’Elbe, l’actuelle Basse-Saxe et le sud de la Scandinavie, le Jutland, les îles danoises et la Scanie. De là ils migreront vers l’est, l’ouest et le sud. On a pu appeler la Scanie la mère des nations, car c’est de là que partirent la plupart des tribus germaniques pour déferler sur l’Europe dans le cadre de ce que nous appelons en France les invasions barbares (mais les Français, à commence par le nom qu’ils portent, sont les premiers de ces Barbares), alors que les Allemands parlent de Völkerwanderung (mais ces expéditions avaient sans doute peu à voir avec une paisible randonnée dominicale). La langue parlée à l’origine par les peuples germaniques a été appelée germanique commun, en allemand urgermanisch. Nous ne possédons pas de textes de cette langue, qui est aux diverses langues germaniques ce que le latin est aux différentes langues romanes. Il s’agit, comme pour l’indo-européen, d’une reconstruction par les grammairiens à partir de la comparaison des diverses langues germaniques. Plus tard, la dispersion des tribus germaniques a donné lieu au développement d’idiomes différents que l’on peut rattacher à trois groupes en fonction des zones d’implantation des tribus qui les parlaient :

le germanique du nord ou nordique

appelée encore scandinave, cette branche donnera naissance par la suite à l’islandais, au féroien, au danois, au norvégien et au suédois. Sous sa forme la plus ancienne, qui est celle des premières inscriptions runiques, le nordique offre des formes à peine différentes du germanique commun. Les runes composent un alphabet de 24 lettres. On trouve les premières traces en Scandinavie, en Allemagne, mais aussi en Ukraine et en Pologne, et même en Roumanie et le long de l’Adriatique. La plus ancienne date de 200 après J.C. et la plus connue, qui remonte à la fin du 4ème siècle, était gravée sur une corne d’or qui a malheureusement disparu : Ek hlewasgastiz holtingaz horna tawido, C’est moi, Hlewasgast, fils de Holt, qui ai préparé la corne. Les runes étaient composées de traits verticaux et obliques, car on écrivait sur du bois : le mot allemand Buch vient de Buche, le hêtre (à noter d’ailleurs que le mot français livre également : liber = écorce en latin).

Le germanique de l’est ou ostique

ainsi appelé parce que les populations qui le parlaient habitaient aux premiers siècles de notre ère à l’embouchure de la Vistule, c’est à dire dans la partie orientale des territoires occupés par les tribus germaniques. C’était la langue des Goths, des Vandales et des Burgondes ; cette branche des langues germaniques n’est plus représentée par aucune langue vivante. Le seul dialecte ancien représenté par des textes suivis est le gotique : nous possédons des fragments importants d’une traduction de la Bible par l’évêque wisigoth Wulfila, mort en 383. Le gotique a été parlé jusqu’au 18ème siècle en Crimée.

Le germanique de l’Ouest ou Westique

est ainsi appelé parce que les populations qui parlaient ces dialectes étaient situées à l’Ouest par rapport à celles qui parlaient ostique (entre le cours inférieur de l’Elbe et le Rhin). Le westique comprend l’anglo-frison (dialectes des Angles et des Frisons), et le Tudesque, qui lui-même se subdivise en plusieurs branches : le bas-allemand ou niederdeutsch, avec le vieux saxon et le néerlandais/flamand, et le vieux bas-francique, d’une part , et d’autre part le haut allemand, oberdeutsch, avec les dialectes de l’allemand supérieur oberdeutsch et de l’allemand moyen mitteldeutsch. Parmi les tribus qui parlaient ces dialectes westiques on trouve notamment les Chatten, ancêtres des Hessois, les Francs et les Alamans. Ces derniers étaient probablement à l’origine un conglomérat de plusieurs tribus survivantes de diverses origines : Alamanne viendrait de Alle Manne.

Du vieil haut allemand aux divers dialectes

A partir du vieil haut allemand on trouve des textes écrits ; la plupart de ceux-ci sont des textes religieux rédigés dans les abbayes.

Subdivisions du Haut-Allemand

Dans le temps, le haut allemand se divise en

  • Vieil Haut Allemand (Alt Hoch Deutsch) : du VIIème au XIème siècle
  • Moyen Haut Allemand (Mittel Hoch Deutsch) : du XIème au XVème siècle
  • On distingue le MHA précoce (früh MHD) de 1050 à 1180, le MHA classique de 1180 à 1300 et le MHA tardif (spät MHD) de 1300 à 1500.
  • Nouveau Haut Allemand (Neu Hoch Deutsch) : depuis le XVIème siècle
  • Dans l’espace le haut-allemand comprend deux groupes de dialectes : l’allemand supérieur (Oberdeutsch) et l’allemand moyen (Mitteldeutsch).

Dialectes du Vieil Haut Allemand

Dans l’allemand supérieur on distingue :

  • l’alémanique : les textes dont nous disposons sont : la Règle de Saint-Benoît, les Gloses de Reichenau, les hymnes de Murbach
    Les hymnes de Murbach sont une traduction interlinéaire de vingt sept hymnes du bréviaires qui ont vraisemblablement été confectionnés non à Murbach mais à Reichenau au début du IXème siècle. On les appelle hymnes de Murbach parce que le manuscrit est originaire de l’abbaye de Murbach (département du Haut-Rhin). Ce manuscrit se trouve aujourd’hui à la Bibliothèque Bodléienne à Oxford. Il est rédigé en haut alémanique. On y trouve des formes comme kilauba pour Glauben, irrituom pour erreur ou chrefti pour forces.
  • le bavarois : textes : Prière de Wessobrunn, Pater Noster de Freising

Dans le Francique
Dans la partie du Francique qui appartient au haut-allemand on trouve :

  • le francique oriental (ostfränkisch) : c’est la langue de l’abbaye de Fulda
  • le francique rhénan, (rheinfränkisch), qui peut encore se subdiviser en :
    • une langue du Sud, celle du catéchisme de Wissembourg, rédigé dans cette ville à la fin du VIIIème siècle par le moine Otfrid.
    • la langue de la cour carolingienne, celle notamment des serments de Strasbourg, passés en 842 entre Louis le Germanique et Charles le Chauve, et qui constituent l’acte de naissance à la fois du français, romana lingua, et de l’allemand, tudesca lingua.
  • le francique moyen (mittelfränkisch) : c’est la langue de la région de Trèves. texte : Capitulaire de Trèves.
    Il ne faut pas oublier que nous n’avons qu’une connaissance fragmentaire du VHA. Nous n’avons pour ainsi dire aucune idée de la langue parlée. Ce que nous possédons nous renseigne sur la langue utilisée dans telle ou telle abbaye (Saint-Gall, Fulda, Wissembourg) plutôt que sur le parler de telle ou telle région. Les documents écrits donnent malgré tout une idée des différences dialectales de l’époque.

Dialectes du Moyen Haut Allemand

Dans la langue écrite, les particularités dialectales sont encore très fortes pendant la période du Moyen Haut Allemand. Ce n’est qu’au XVIème siècle que va s’imposer une forme commune de l’allemand écrit, qu’on appellera la Hochsprache, le Hochdeutsch, et c’est Luther qui va la créer avec sa traduction de la Bible. Mais il y a déjà une différence notable entre la période du MHA et la période antérieure du VHA. Au-dessus des parlers populaires se constitue maintenant un langage poli, langage des cours et des chevaliers, où l’on évite les termes populaires et grossiers ainsi que les provincialismes trop marqués. De leur côté, les poètes s’efforcent d’écrire une langue qui puisse être facilement comprise sur tout le territoire allemand ; ils évitent eux aussi les formes dialectales. On peut distinguer deux tendances :

  • celle de la poésie héroïque (Nibelungenlied par exemple) qui offre de nombreux archaïsmes de vocabulaire et de syntaxe.
  • celle de la poésie lyrique et courtoise (Walther von der Vogelweide et les trouvères du Minnesang) qui montre un caractère plus littéraire et plus recherché. Les particularités dialectales apparaissent donc surtout dans les documents de type administratif ou politique : chartes, annales, archives de villes ou de provinces.

Les dialectes du MHA se répartissent en deux grandes familles :

L’allemand supérieur. Il comprend :

Le francique oriental, au sud du Neckar jusqu’aux limites de l’alémanique

L’alémanique, qui se divise lui-même en deux dialectes :

  • un dialecte du Nord, dans lequel on peut distinguer encore :
    • Le bas-alémanique à l’Ouest (Alsace sauf Sundgau, Pays de Bade sauf le Nord)
    • Le souabe à l’Est (Wurtemberg et Souabe bavaroise)
  • un dialecte du Sud :
    • Le haut alémanique est parlé en Suisse, et dans le sud de l’Alsace.

Le bavarois-autrichien se divise en :

  • bavarois du Nord, au nord de Ratisbonne et dans l’Ouest de la Bohême
  • bavarois moyen, en Vieille Bavière, à Salzbourg, en Haute et Basse Autriche
  • bavarois du Sud, au Tyrol, en Carinthie et en Styrie

 

L’allemand moyen où s’opposent l’Est et l’Ouest :

à l’Ouest on trouve :

  • le francique moyen, dans lequel on distingue encore
  • le francique ripuaire, au nord de l’Eiffel, avec Aix-la-Chapelle et Cologne
  • le francique mosellan, au nord du Hunsrück, avec Trèves et Coblence
  • le francique supérieur ou francique rhénan, parlé dans l’extrémité nord du pays de Bade, dans les deux Hesse, dans le Palatinat et le nord de l’Alsace

à l’Est on trouve :

  • le thuringien, au nord de l’Erzgebirge, et sur le territoire de la Thuringe
  • le dialecte des colonies de l’Est, haut-saxon et silésien, établi sur d’anciens territoires slaves en Saxe supérieure, en Silésie, en Prusse orientale.

Parmi les oeuvres littéraires de l’époque du MHA, on peut rapprocher des dialectes les oeuvres suivantes :

  • alémanique : le Tristan de Gottfried von Straßburg (entre 1200 et 1215) , les poésies lyriques de Reinmar von Hagenau, les oeuvres de Hartmann von Aue etc..
  • bavarois-autrichien : Walther von der Vogelweide, la chanson des Nibelungen
  • allemand moyen de l’Est : le Parzival de Wolfram von Eschenbach

Les évolutions de la langue

Du germanique commun aux dialectes allemands actuels, la langue a subi bien des évolutions. Certaines ont concerné les consonnes, d’autres les voyelles.

Modifications de consonnes

Une première mutation consonantiqueavait affecté le germanique commun et lui avait donné une place à part parmi les langues indo-européennes : i.e. b,d,g donnent en g.c. p,t,k, et i.e. p,t,k donnent g.c. f,F ,x : le père se dit en latin pater mais en gotique fadar, d’où aussi mutter en allemand et mother en anglais. On a de même des évolutions qui expliquent que l’on aie g dans les langues germaniques là où l’on trouve un h en latin : garten, jardin, est le même mot que hortus.

Une deuxième mutation consonantique, appelée aussi mutation consonantique haut-allemande, va différencier profondément le haut-allemand des autres dialectes westiques. p deviendra pf ou f, t donnera tz ou z, et k donnera ch dans certains cas (y compris à l’initiale en haut alémanique). C’est ce phénomène qui explique que l’on aie open et ape en anglais pour offen et Affe en allemand, ship et Schiff. Les emprunts au latin subissent aussi ce changement : tegula, tuile donnera Ziegel, et strata,  » route pavée « , donne Strasse ; pilum, le javelot, donnera Pfeil, et persicum (malum), la pêche, deviendra Pfirsich. On peut ainsi dater les emprunts faits au latin : les mots adoptés plus récemment n’ont pas subi cette évolution . C’est ce même phénomène qui explique que l’on ait to sit et sitzen, water à Hambourg et Wasser dans le sud, salt et Salz ; de même, Kind et Chind en haut-alémanique, littleet lützel, vieux mot allemand signifiant petit : Lutzelstein,village du Bas-Rhin se dit en français La Petite Pierre : mais que dire de Petite Lucelle, qui signifie littéralement petit-petit ?

Apparition de la chuintante : le s initial du viel haut alemand devient en moyen haut allemand sch : vha scriban donne mha schriben, swester devient Schwester,

Modifications de voyelles

L’inflexion ou Umlaut : ce phénomène a pris une grande ampleur dans les langues du groupe westique (et nordique). Sous l’influence de certaines voyelles suivantes et par anticipation de leur articulation, les voyelles se ferment ; ainsi le e indo-européen devient i devant un i ou un j : latin medius, mais vieil anglais midd, vha mitti ; de même, i devient e devant a, e, o : gc*nista donne vieil anglais et vha nest. Ce phénomène se poursuit en VHA. De même, le a infléchi devient e : vha gast,  » hôte « , donne au pluriel gesti, kraft fait krefti. Cette inflexion se poursuit en MHA : maht (puissance) donne l’adjectif mähtic , vha got,  » dieu « , a pour féminin gutinna, en MHA götinne ; tropfe,  » goutte  » forme le diminutif tröpfelin ; mus,  » souris  » a comme pluriel miuse. Cela est également vrai des diphtongues : vha huonir donne mha hüener.
En ce qui concerne la graphie de ces diphtongues, il est intéressant de noter qu’au début on écrivait e pour ä : nemlich ( car venant de namenlich) encore en 1530. Pour marquer le lien avec la voyelle non infléchie, on a ensuite écrit cette dernière en la surmontant d’un petit e ; or le e minuscule de la fin du moyen-âge ou de la renaissance ressemblait fort à 2 petits traits : voilà pourquoi cet Umlaut est actuellement noté par deux petits traits verticaux, et c’est aussi ce qui explique que lorsque l’on écrit une voyelle infléchie en lettres majuscules, on la note par AE ou OE ou UE. Il faut écrire Müller et MUELLER, Schröder et SCHROEDER.

La diphtongaison : du westique au vieil haut allemand, les voyelles longues ouvertes se diphtonguent : e long devient ea entre 750 et 800, puis ia après 800, et après 850 ia devient ie : le westique *her, vha her, hear, hiardonnera hier,  » ici « . o long se diphtongue en uo : vieil anglais brodor, vha bruoder,  » frère  » ; va flod, vha fluot,  » masse d’eau « . Cette diphtongaison ne s’opère que très progressivement. Dans les textes anciens jusque vers 750 on trouve encore o long. Vers 800, on a o long en bavarois, ua en alémanique et uo en francique. Au XIIème siècle, ces diphtongues évolueront vers des voyelles simples, ie à i, uo à u, üeà ü : bruoder deviendra brueder puis bruder, fluot donnera flut. Mais en alémanique on a gardé la diphtongue : bruader, fluat. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans la vallée de Munster les voyelles fermées qui étaient localement prononcées de façon très ouverte hoor pour haar, sää pour see, ont également subi cette diphtongaison : ainsi à Soultzeren see a donné sia (m’r gian an der wissa sia).

La diphtongaison bavaroise : Ce phénomène n’a en fait rien de bavarois, car il s’est produit dans plusieurs régions, y compris en Angleterre. Mais on l’a constaté surtout dans le domaine austro-bavarois, où il a commencé à apparaître au début du XIIIème siècle au sud du Danube. i long devient ei (prononcé ai par la suite), u long donne au, iu donne äu. ainsi on passe de sniden,  » couper « , à schneiden, de krut à kraut, de hus à haus, de niuwe à neuet de miuse à mäuse. Mais cette diphtongaison ne s’est pas produite dans le domaine alémanique : c’est ce qui explique que la maison blanche soit pour un Colmarien s’wissa Hus, mais pour un habitant de Lauterbourg, de Wissembourg ou de Bitche s’weisse Haus.

La carte linguistique de l’Alsace

En réalité, il est faux, du point de vue du linguiste, de parler de dialecte alsacien : à l’exception de quelques zones romanes dans les hautes vallées des Vosges, deux dialectes sont parlés en Alsace : le francique rhénan et l’alémanique.

L’alémanique est la langue des Alamans ; si des Germains peuplèrent notre province dès le Ier siècle avant J.C., ce n’est qu’à partir du IIIème siècle après J.C. que l’on note la présence des Alamans. Les Romains purent contenir la pression alamane jusqu’au Vème siècle, ensuite les Alamans forcèrent les Romains au retrait. Le dialecte alémanique se parle donc en Alsace depuis le IIIème siècle, mais depuis cette lointaine époque la langue a considérablement évolué. Après la victoire des Francs ripuaires sur les Alamans lors de la célèbre bataille de Tolbiac, en 496, les Alamans durent céder du terrain et accepter la domination franque. C’est le francique ripuaire qui est à l’origine du francique rhénan qui est parlé dans le nord de l’Alsace. Le francique que l’on parle dans la région de Lauterbourg-Wissembourg date de la fin du IVème et du début du Vème siècle. Il a lui aussi beaucoup évolué. La frontière linguistique entre l’alémanique et le francique se situe sur le Seltzbach, ruisseau qui longe la lisière Nord du Haguenauer Forst, la forêt de Haguenau. Au nord de cette frontière linguistique, le blanc n’est pas wis ou wiis, mais weiß, et le vin n’est plus du Wi ou du Win, mais du Woïn ou du Wäin, et la choucroute n’est plus du sûrkrût, mais du sauerkraut. On ne dit pas ich be krank gse, ou gseen, ou gewann, mais ich bin krank geweest, ou mieux ich war krank, car le francique connaît le prétérit que l’alémanique a laissé disparaître.

Le dialecte de Strasbourg est pour l’essentiel alémanique, (on dit zit et non zeit, hüs et non haus comme en francique), mais l’influence francique est cependant sensible : c’est ainsi que le Strasbourgeois, pour dire mardi, n’emploie pas l’alémanique Zischdi (du dieu germanique Ziu), mais le francique Dienschdaa (de Mars thingsus, le dieu de l’assemblée du peuple). De même il ne dira pas Fatt ou Kaas, mais Fätt et Käs.

Quant au dialecte du Sundgau, il est déjà proche du haut alémanique que l’on parle en Suisse. Il se caractérise notamment par le remplacement de la consonne k par le son Achlaut : die Chilch, i cha mi erinnra, ou la modification de la finale -ung en -ig : die Zeitig pour die Zeitung.

Philologie et généalogie

C’est évidement dans le domaine de l’onomastique, c’est à dire de l’étude des noms propres, et plus particulièrement dans celle des patronymes (noms de famille), que l’étude linguistique et philologique peut souvent représenter une aide précieuse. Ainsi, lorsque l’on se trouve confronté à des évolutions de la forme d’un nom, il peut être intéressant de savoir que tel ou tel rapprochement est possible, ou que tel autre est apparemment impossible. Il faut cependant rester prudent, car en matière d’étude des noms de famille, on peut avoir des surprises. Prenons le cas de l’alternance ü/i : ces deux voyelles sont en quelque sorte équivalentes en allemand classique : en poésie la rime est admise, en 1802 Conrad Pfeffel fait rimer wiegen et Vergnügen, Blick et zurück. Par ailleurs, au XVIIIème la mode se répandit de remplacer quand on le pouvait le i par ü : il était plus chic de dire Hülfe plutôt que Hilfe. Dans le domaine des patronymes, on saura que LITZLER, c’est en fait LÜTZLER, c’est à dire le petit ; RIEBLIN est sans doute une autre forme pour RÜBLIN , celui qui ressemble à un navet, et KIEFFER n’a rien à voir avec le pin ou avec la mâchoire mais désigne un KÜFER, un cuvelier ; pour retrouver l’origine du patronyme DIRRINGER, il faut se souvenir que i remplace ü, et l’on découvrira qu’il s’agit tout simplement du descendant d’un habitant de la Thuringe, ein THÜRINGER, ou de Turckheim, ein DÜRRINGHEIMER ; de même on saura que HÜGELE,HIGELE, et HÜGLIN sont trois manières d’écrire le nom de quelqu’un qui habite à côté ou sur une colline ; c’est à dire qu’il pourrait aussi s’appeler AMBIEHL, patronyme qui désigne également celui qui habite Am Bühl, Bühl étant synonyme de colline.

Ce dernier nom est d’ailleurs un bon exemple pour montrer à quel point il faut être prudent, surtout en Alsace où la francisation des noms a encore compliqué la situation, et en parlant de francisation il n’est pas question ici de traduction, mais simplement de la perte de différentiation qu’a entraînée la disparition de l’umlaut. En effet, BUHL écrit à la française ne permet pas de savoir s’il s’agit de BUHL ou de BÜHL, or les deux formes existent comme patronymes (et également les formes BIEHL, BIEHLER ou BICHEL). Or ce sont deux noms très différents. Bühl, c’est la colline ; le petit Hohneck a toujours été nommé Nächste Bühl par les habitants du val St-Grégoire. Il faut revenir à la prononciation dialectale pour faire la différence avec BUHL, orthographié BUOL en 1550 (Hans BUOL der Alte à Sondernach) et prononcé Büal en alsacien. Buol en VHA signifie Verwandter, membre de la parentèle. On a là un exemple frappant qui incite à être extrêmement prudent quand on effectue des rapprochements entre patronymes.

Quand on sait que les voyelles infléchies se sont longtemps orthographiées de manière phonétique, on comprend tout de suite que le Johann ÖRTLIN que l’on a découvert sur un registre de 1725 est bien l’ancêtre des ERTLE actuels, et en même temps le sens d ce patronyme qui était bien obscur devient clair : der kleine Ort.

L’alternance entre l’orthographe dialectale et celle de la Hochsprache est à l’origine de certains doublons : HAUSHERR et HUSSER, BAUER et BUR. Mais là aussi il faut se méfier des rapprochements hâtifs : MURE n’a pas toujours un rapport avec MAURER, ce patronyme peut aussi trouver son origine dans un ancêtre qui était mürrisch, c’est à dire grincheux.

L’évolution du vocabulaire peut aussi être à l’origine de certains contresens : ainsi celui qui s’appelle SCHOTT a peu de chances d’avoir des ancêtre dans les Highlands : der Schotte désignait un colporteur, parce qu’à l’origine ceux-ci étaient souvent écossais.

Lorsque l’on déchiffre des actes anciens, il faut également garder à l’esprit une particularité du dialecte alémanique, qui ne connaît pas de différence entre consonnes occlusives douces et dures ; le p alsacien ou badois n’est ni un p ni un b, mais se situe entre les deux, d’où la caricature française de l’accent allemand inversant bdg et ptk. Avant que l’orthographe, invention somme toute récente, ne vienne codifier l’écriture, on trouvait dans les actes aussi bien Pattenheim que Battenheim. Il est parfois bon de se souvenir de cette non différenciation lorsque l’on  » coince  » sur des mots inconnus.

Une autre particularité de la langue ancienne, qui n’est une surprise que pour les débutants, est le féminin des patronymes : Barbara, épouse de Lorentz MATTER est Barbara MATTERIN. Cette forme n’existe plus en Hochdeutsch, mais a survécu en dialecte avec une connotation péjorative : die Meyera pourrait se traduire par  » la mère Meyer  » ; elle se retrouve encore actuellement dans d’autres langues indo-européennes, notamment dans les langues slaves : la fille de Michaïl OSTROVSKI est Ekaterina OSTROVSKAJA. Cette féminisation des patronymes peut parfois poser problème : Maria RIEDLIN est-elle l’épouse d’un RIEDEL ou d’un RIEDLIN ?

Si l’approche philologique ne permet pas de résoudre toutes les difficultés, elle peut cependant compléter l’approche paléographique et apporter un éclairage intéressant au chercheur confronté aux difficultés du déchiffrement des textes anciens en Alsace.

Robert Dietrich
président du CG Guebwiller

Ce texte a été publié en juin et septembre 1996 dans le « Généalogiste de Haute Alsace ».
Sources :

Alfred JOLIVET & Fernand MOSSE :  Manuel de l’allemand du Moyen-Age, Paris 1947
Friedrich KLUGE :  Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, Berlin 1963
Prof. Dr. Hans KRAHE :  Germanische Sprachwissenschaft, Berlin 1966
Eugène Philipps :  Les luttes linguistiques en Alsace jusqu’en 1945, Strasbourg 1975
Eugène Philipps :  La crise d’identité, ou l’Alsace face à son destin, Strasbourg 1978
Henriette WALTER :  L’Aventure des langues en Occident, Paris 1994
Joseph ROVAN :  Histoire de l’Allemagne, Paris 1994
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